AUTEUR: IVO MARTINS 
EDICION: Revista Cuadernos de Jazz #79    DATE: November 2003 





I

Quand nous nous approchons d'un objet sonore, nous éprouvons une réaction élargie de toutes nos capacités
cognitives ; nous agissons sur lui, alors que nous sommes encore en train de nous remettre d'innombrables
tentatives d'identification, de comparaison, d'assimilation, de perception et d'intuition - et que nous
commençons à identifier tout cela comme on processus de connaissance, défini par la détection d'un seuil
minimal qui nous place au milieu des conceptions qui sont les nôtres au sujet de la musique et du bruit. Nous
nous arrêtons, si souvent !, sur cette immense frontière qui se déroule entre deux petits points sensibles, et qui a
été modifiée, changée, déplacée et évaluée tout le long des temps et des espaces de notre vécu.

Ce sont les musiciens qui sont les vrais ouvriers des instruments, nous pouvons encore le vérifier dans de
nombreux points du globe. N'importe quel instrument de musique, avec sa technique d'élaboration et
d'assemblage des sons, agit comme un moyen décisif pour le développement des idées créatives. Ces éléments ont
joué, et jouent encore, un rôle essentiel à l'intérieur d'un changement qui, actuellement, grâce à toutes les
expériences cumulées le long d'une histoire intense et structurée par l'exploitation et par l'extension de ses
moyens techniques, couvre aussi dorénavant des lieux extérieurs à son utilisation traditionnelle, et qui vont bien
au-delà de ses premiers objectifs. Le contexte créé par cette situation fut déterminant pour un grand nombre de
changements survenus par la suite, et qui, plus tard, ont eu un impact sur la musique et sur un certain nombre
d'éléments qui la constituent. C'est ainsi que l'on peut reconnaître un certain nombre d'étapes dans l'évolution
technique de la fabrication des instruments ; et ces étapes peuvent être considérées, dans une certaine mesure,
comme une recherche de perfectionnement, car on essayait de capter des sons du milieu naturel et ambiant qui
étaient dans les parages, et cette recherche était traduite par un changement dans les procédés utilisés pour
obtenir de nouvelles sonorités. C'est dans ce sens que l'on peut dire que l'expression musicale a été élargie par
l'utilisation de méthodes qui demandent tout un autre type de technologie et de moyens qui, au départ n'avaient
rien à voir avec des instruments de musique.

Les changements sont apparus à la suite d'opérations ordinatrices de la compréhension, car ils exigent une
capacité de reconnaissance qui oblige chacun des intervenants (aussi bien les musiciens, que les auditeurs), à
mettre en œuvre, devant les innombrables exigences personnelles que le fait d'écouter de la musique implique,
des connaissances de toute sorte, tout en laissant percevoir des problèmes d'analyse vis-à-vis de ce que l'on écoute
et de toutes ses implications esthétiques. C'est un processus qui nous renseigne admirablement sur les attitudes et
les procédés des musiciens en ce qui concerne leur acte de créer. Il s'agit essentiellement de découvrir un moyen
de se donner le plaisir de la découverte, à travers la pratique, en recherchant un point d'équilibre au milieu de
nos intérêts individuels et collectifs concernant la musique. Cette satisfaction, si personnelle, présuppose un
nouveau dépassement, un autre genre d'envie d'expérimentation, un progrès vers une évidence subjective qui
commence à poindre chez soi. On essaie de répondre à ses appels les plus pressants - en premier lieu, aux besoins
de son propre plaisir, et cela nous apparaît toujours différent de ce que l'on croyait ; et puis, deuxièmement, à
l'accomplissement de la fonction esthétique de l'œuvre d'art. Certains n'essaient jamais d'aller plus loin, ne
cherchent jamais rien au-delà de leurs propres limites, écartant tout ce qui pourrait les faire sortir du cocon de
plaisir personnel dont nous venons de parler plus haut ; c'est une attitude de passivité réceptrice insurmontable.
D'autres font exactement le contraire, et c'est eux qui possèdent tous les ingrédients de compréhension
nécessaires pour aller vers la découverte - la recherche d'une simplification rédemptrice des sonorités, comme si
ces dernières étaient de notre propre invention. C'est ainsi que l'on devient aussi créateur, bien qu'en restant à
l'extérieur de l'objet artistique ; et que, à partir d'une assimilation multidisciplinaire, on fait des rapprochements
comparatifs entre notre savoir, l'œuvre musicale et chacun des points essentiels de l'idée de finalité artistique.

Nous recommençons sans cesse, inconsciemment, cette recherche éperdue de nouvelles sources sonores et nous
trouvons plusieurs formules musicales qui défient ostensiblement la possibilité de leur étiquetage. Le sentiment
neuf de la découverte entraîne des moments authentiques de plaisir festif, de surprise, et les définitions de toute
sorte, toujours simplificatrices, apparaissent alors comme des actes manqués d'une validation sans conséquence.
La musique ne pourra jamais être hostile à qui que soit et devra se transformer en un mécanisme de stimulation
individuelle ou collective, en s'opposant à toute subordination, en rejetant tout schéma de hiérarchisation ou de
valorisation préétabli, quel qu'il soit. Quand on rejette cet empire de règles (qui ne traduisent qu'un
dédoublement, à l'intérieur d'une soumission à un ordre qui génère une manifestation tangible de la perte de
l'espace individuel de nos propres sentiments), on rend palpable le rêve d'une surface de liberté pour chacun
d'entre nous, et cette nouvelle liberté pourra devenir un processus de perfectionnement intérieur, tendant vers
l'usage commun et collectif de l'œuvre d'art. Ce sont des objectifs de ce type qui nous montrent qu'il faut mettre
sur pied, en l'expérimentant, un modèle ouvert de réflexion sur la musique, sans avoir recours à des formules
fermées, historiques ou encyclopédiques. Le développement de ce point de vue peut constituer un des
programmes d'action les plus intéressants, qui devrait être exploité dans une actualité émergeante, qui manque
entièrement de références éthiques et esthétiques.

Si nous arrivons à être réceptifs aux appels qui concernent le dérèglement dans l'abordage de la musique, nous
satisferons nos besoins de diversion et d'amusement, et nous trouverons une liberté singulière et unique. Alors,
nous arriverons peut-être à établir, d'abord en nous-mêmes, et ensuite avec les autres, un équilibre qui se
reflétera, avec plaisir, dans la concrétisation du côté le plus profond de notre appétit mélodique, esthétique,
social, affectif et sensible. Quand nous sommes tout seuls, totalement exposés à un ensemble de sensations qui
continuent d'être incrustées dans la musique que nous écoutons, nous pouvons être capables d'en jouir, mettant
en oeuvre une adresse d'assimilation personnelle, en accumulant des expériences d'approfondissement intuitif et
en améliorant notre capacité analytique au niveau de l'acte créateur. Tout cela se répercutera pleinement sur
notre aptitude à nous émerveiller devant l'œuvre, et nous fera atteindre des moments de perception, où les idées
nous viendront et nous apparaîtront, telles que nous les avions vraiment rêvées.



II

Je ne sais pas s'il s'agissait d'un simple hasard, mais un de ces jours, c'était l'après-midi, j'ai pensé à un morceau
de musique qui avait laissé son empreinte dans ma mémoire, dès la première fois que je l'ai entendu. J'avais
devant moi un disque de Lester Bowie, édité en 1981 par la ECM, sous le titre The Great Pretender - où tout se
déroule comme si les mouvements du monde étaient la réalisation sereine, au plan de l'inconscient, de tout ce que
nous en avions fait. L'œuvre se construit autour d'une vieille chanson qui renaît perpétuellement de ses cendres,
comme une «utopie cinétique involontaire ». Quand nous sommes capables de développer un travail qui nous
fait ressentir un tel avilissement musical et qui nous y fait participer, en l'ajustant à nos mesures dans une
attitude cynique élégance, nous assumons alors le fait de croire que toute forme d'art, en tant que processus
reconstructeur, contient à partir de ce moment-là, et parallèlement à l'œuvre, notre petite histoire personnelle.
Nous voyons Lester Bowie comme un musicien qui a été capable de discourir sur son propre monde intérieur, et
qui a également ensuite été capable de parler sur tout ce qui nous entoure. Quand nous écoutons ce disque, nous
pénétrons dans une atmosphère d'indolence festive, que l'on retrouve dans tous les esprits vraiment cyniques, et
qui leur fournit une sorte de décharge sentimentale - la sagesse requise pour une survivance minimale, dans une
société radicalement secouée par la peur d'avoir peur   (ou alors, et c'est la même chose, dans une société qui
affirme que tout finira par tomber dans l'erreur, et où la catastrophe apparaît comme la seule formulation
plausible et capable de la représenter). Ce n'est pas par hasard, ni à la faveur d'un quelconque sortilège, plus ou
moins stylistique, que ce trompettiste entrait en scène revêtu d'une blouse blanche, en nous confinant dans un
cadre d'emprisonnement hospitalier. Car nous faisons partie d'une maladie collective et planétaire, dans un
monde sur le point d'entrer en collapsus, qui nous inonde de renseignements très utiles au sujet de l'inévitabilité
d'une nouvelle opération de chirurgie esthétique sur la musique et sur la réalité. En ce moment, tout se manifeste
en présentant une rapide et trépidante gesticulation, aussi bien dans le monde du travail, que dans le monde
artistique. Les gens ont été transformés en des éléments actifs d'une consommation perverse et sans vergogne, en
des instruments de production obéissants. Et la musique vient nous dire que nous sommes là, plongés dans une
atmosphère où règne une ambiance cuisante, d'une forte teneur sarcastique et romanesque, et où il est clair que
seuls les rôles comiques et ironiques peuvent rendre (un minimum) supportable tout ce qui nous arrive. Peu de
temps après l'enregistrement de ce morceau, on nous annonçait pompeusement la naissance d'une nouvelle
superstar du jazz et de la trompette, qui allait déclencher une importante série de passions et de brouilles.
Présenté comme venant occuper la place vide laissée par les grands musiciens d'une autre époque, l'artiste a joui
de la faveur de cette machine qui pousse le monde où nous vivons vers une situation où les bénéfices sont la seule
valeur humaine qu'il faut prendre en compte. On venait de lancer encore une polémique stérile et démentielle,
qui a nourri un bon nombre de petites vanités personnelles. L'ensemble des questions qui font partie de cette
insupportable querelle intentée par un optimisme et par une agressivité insensés, doit être placé sur le terrain
glissant de la manipulation de deux masses informes de gens : D'un côté ceux qui suivent ce que l'on pourrait
appeler le «jazz traditionnel» (moi-même, je ne sais pas vraiment ce que cela recouvre, mais enfin…), comme un
genre appartenant à la musique improvisée, plein de stéréotypes de circonstance, de négritude, de swing , de
tonalités et de style, et qui adhèrent à un modèle qui ne les pousse nullement à s'interroger sur aucun de ces
éléments essentiels d'identification. De l'autre, ceux qui s'entêtent à mettre en cause tout ce qui les entoure, en
voulant exercer leur capacité de compréhension d'une manière ouverte. Les confrontations entre ces deux types
de comportement apparaissent dans des situations où il est difficile de les identifier, étant donné que, dans une
bonne partie d'entre elles, les deux sont intimement mêlés. Ce qui a agité le petit monde du jazz portugais, c'est
justement cette lutte-là (qui, encore aujourd'hui, est pleine d'activité discursive) ; elle apparaît comme la seule
chose vraiment intéressante à analyser, au milieu de l'immense bâillement d'ennui d'un quotidien apathique sans
fin, plus convenu que vécu, dans lequel a vivoté la musique de ces trente dernières années.

Parler du hyper-phénomène Winton Marsalis, c'est décrire quelque chose qui nous met en garde contre
l'adultération des langages, même si celle-ci n'est grand chose d'autre qu'une sorte de réplique contestatrice,
plaquée sur un immense phénomène de globalisation et de persuasion néo-libérale, actuellement en vigueur dans
tous les continents, en tant qu'ultime solution salvatrice pour les crises que traverse notre époque. Je n'éprouve
pas une très grande sympathie pour ce personnage qui, comme tant d'autres musiciens, a été transformé en un
objet de musique commerciale. Alors que ma pensée vagabondait au milieu de toutes ces idées agréablement
spéculatives, je me suis souvenu tout à coup que Miles Davis détestait cordialement ce musicien jeune et
talentueux. Il y eu, depuis toujours, dans le jazz, des gens qui ont accepté d'incarner le côté le plus conservateur,
le plus réactionnaire et le plus rétrograde de la société américaine, - c'est-à-dire, ces groupes de pression qui sont
maintenant organisés pour prendre les noirs et les arabes comme cible, puisqu'ils sont sans défense - , toujours
avidement à la recherche d'un nouveau messie rédempteur pour leur galerie d'idoles. A la recherche de quelqu'un
qui vienne étayer supérieurement leurs croyances et qui puisse faire du jazz une doctrine dans laquelle ils
pourraient croire et qu'ils pourraient suivre fanatiquement pendant toute leur vie. Cette recherche incessante
d'un héros, c'est ce qui a dernièrement rendu plus difficile la concrétisation des tentatives de compréhension des
changements et de tout ce qui va disparaître dans un futur très proche. Ce type d'abordage messianique concerne
un nombre considérable d'individus qui, en devenant les représentants attitrés d'une musique ésotérique et
délirante, révèlent pertinemment leur manque de références culturelles et artistiques, avec tous les problèmes de
création artistique que cela entraîne. Ils sont coincés par l'ignorance, et incapables de mettre en œuvre une
analyse généreuse, humble et lucide du monde ; or, c'est l'expression de cette analyse qui produit les bons
jugements et qui décourage les évaluations critiques tendancieuses, sans retenue ou égoïstes.

Quand on met de côté l'usage des raisons valablement constructives, les idées vont alors se baser sur le
développement d'envies vidées de leur contenu, comme il arrive pour la très ancienne et célèbre attente du roi
Sébastien (disparu au seizième siècle, au Maroc), l'attente de celui qui viendra un jour . Les actions générées par
ce type de visions rétro viennent nous prouver que personne n'entreprend plus rien, que tout le monde est devenu
incapable de critiquer quoi que ce soit. L'absence de motivation et d'outils pour que nous puissions réfléchir sur
ce qui est en train de nous arriver, nous empêche de dénoncer la société nord-américaine où, d'après Chomsky, «
les cibles visées sont, en premier lieu, les noirs ». A New-York, 40% des enfants vivent en-dessous du seuil de
pauvreté, sans aucun espoir d'échapper un jour ni à la misère, ni à l'indigence - mais, sans doute, ne nous
sentons-nous pas concernés par ce problème. Les gens continuent toujours à disserter sur le monde d'une
manière égocentrique, et ils réduisent la vie à la dimension de leur nombril. Ils sont ravis de pouvoir poursuivre
leurs petites activités, tranquillement, au ras du sol. Ils adorent leurs petites vies. C'est comme s'ils se
dispensaient eux-mêmes d'avoir des idées personnelles, et ils n'éprouvent pas le moindre besoin de prendre en
considération les réalités qui pourraient être gênantes ; pour eux, les opinions qu'ils émettent par écrit sont
beaucoup plus importantes que tout ce qu'ils pourraient entendre. Cette manière de vivre est le reflet d'une
manière, tout aussi étrange, d'absorber le quotidien, et nous sommes devant une situation incroyable et
paradigmatique par rapport à notre actualité - démission et abstention civique, activité dans les coulisses, et
trop de politique .

La musique est devenue une action d'intervention, où les sons doivent éclater comme des dénonciations et des
mises en garde contre la crise de la réalité actuelle. Il ne suffit pas de vouloir ou de savoir faire de la musique
pour pouvoir jouer d'un instrument. Les caractéristiques spécifiques de chaque instrument aident le musicien à
construire des sonorités, mais il ne suffit pas que les résultats obtenus soient apparus naturellement, comme s'ils
coulaient de source, pour que les auditeurs soient capables de comprendre que nous vivons une époque difficile.

C'est dans ce contexte qu'arrive sur notre planète imaginaire un nouveau prétendant : Dave Douglas - juste un
trompettiste de plus, pour bien des gens. Son travail laissait présager une grande envie de voler au-dessus de
toutes les générations de cet art suprême, tout en laissant planer une certaine méfiance. Les structures de
commercialisation du jazz se sont toujours placées sur les brillantes régions du succès et des grands consensus ;
des régions de confort et de richesse, où s'exhibaient des publicités de blues au néon, qui brillaient de tous leur
feux et qui martelaient : celui qui n'est pas pour nous, est contre nous . Et, encore une fois, il ne faut jamais
oublier que ces musiques, comme toutes les expressions artistiques qui survivent dans notre monde commercial
de libre concurrence, ne sont que l'expression d'un système économique très bien organisé de propagande néo-
libérale.

« Le climat de désespoir, d'anxiété, de révolte et de peur qui domine le monde (en dehors des limites de quelques
secteurs privilégiés qui prospèrent, et de la ‘fraternité des vendus' qui continue de chanter des hymnes à notre
grandeur), est le dénominateur commun qui marque notre ‘culture contemporaine' (s'il est possible d'utiliser
cette expression sans rougir de honte ». Une partie du jazz actuel, quand on le met en parallèle avec la simplicité
de ces mots de Chomsky, laisse dans nos bouches un goût amer et terrible de perte. Même s'il ne s'agit que d'un
phénomène passager, ce qu'on nous montre de nos jours nous empêche de croire qu'il est possible d'éviter un
grand malheur, et la scène mondiale actuelle nous prouve que tout se précipite vertigineusement dans la
médiocrité. Vous me direz que le fait de réfléchir sur la musique n'a plus aucun intérêt, alors que tant de
violations de droits de toute sorte nous cernent de partout. Mais pour que nous ayons la sensation que justice a
été rendue au travail et à la victoire d'un artiste, il faudrait que l'hommage ait récompensé l'acte de création, et
qu'il ne fasse pas l'apologie du self made man, archétype de l'homme à succès, que les journaux et les magazines
à pauvre contenu s'entêtent à nous présenter et à encenser servilement. Tout acte de création devrait être le reflet
d'une confrontation avec l'inévitabilité d'être soi-même dans ce monde où nous vivons, et de faire son travail
bien-fait, sans compromissions. Chaque œuvre contient en soi une nouvelle chance de construire quelque chose
de singulier, chaque œuvre est une porte qui s'ouvre sur un nouveau monde .

Il était dans les parages depuis déjà un certain temps. Je n'ai jamais réussi à comprendre pourquoi ce type n'était
jamais accepté par l'immense majorité des gens qui disent comprendre et sentir le jazz. J'ai pressenti qu'il allait
forcément tomber en disgrâce. Nous tombons tous en disgrâce. On ne peut pas être quelqu'un de reconnu dans ce
milieu culturel pauvre et débile, où l'on apprécie la valeur d'un musicien d'après son adresse à manipuler
l'instrument. On peut même dire que les musiciens plaisent ou déplaisent d'après leurs bonnes ou mauvaises
relations avec le public. S'il n'est pas très sympathique, alors on le considère subjectivement mauvais. L'artiste est
regardé comme un travailleur, porteur d'une technique qui lui a été historiquement attribuée, et il est
traditionnellement mandaté par la sage société de ceux qui le nourrissent. L'art devient une sorte d'espace où l'on
met en ordre les idées, d'après un modèle de création qui lui a été fixé depuis la Renaissance. Le musicien est
partie intégrante d'une corporation qui lui donne son label, et il acquiert alors une espèce de droit
d'appartenance à un statut d'artiste qui lui est donné par tout le monde depuis des temps immémoriaux. Ni
même la liberté d'esprit de Cage, Xenakis, Reich, Monk, Ornette, Parker, Coltrane ou Miles, a réussi à écarter un
grand nombre de ces préceptes. C'est pour cela que nous devons essayer de mettre en place des conditions
favorables pour que le musicien ait toutes les chances de produire sa propre musique. Le fait qu'il ne suive pas les
modèles qui ont été définis tout le long de notre histoire, ne doit point être un obstacle en ce qui concerne sa
création.

Chaque fois que nous promouvons des contextes qui réagissent au niveau du contenu normatif et classique de
toutes les règles, nous pouvons espérer l'avènement d'actes de création, des actes faisant intrinsèquement partie
d'un cheminement artistique, et nous pourrons valider tous les choix qui suivent les voies du refus. Le peintre
devrait pouvoir choisir entre l'acte de peindre en utilisant toutes les couleurs de sa palette, et, tout simplement,
celui de ne pas peindre du tout. L'écrivain devrait avoir la possibilité d'écrire en suivant toutes les règles
grammaticales, en utilisant une écriture chargée de sens, et aussi la possibilité de refuser cet héritage. Si l'on peut
mener jusqu'au bout ce genre de choix, nous aurons la confirmation du fait que l'on ne doit pas concentrer ces
possibilités d'action créative dans un seul et unique lieu, où règnerait, en solitaire, une certaine manière de voir
les choses, une manière de voir élémentaire et ordinatrice de tout ce qui l'entoure. Il nous faudra lutter pour
l'installation d'espaces où tout type de création, tous les genres et tous les styles, ne seraient pas
automatiquement établis et orientés comme étant en désaccord avec un concept totalitaire de rangement, à la
manière des encyclopédies. Il nous faut décider si nous voulons ou non que cette organisation des idées soit
intimement liée à la possibilité de l'existence d'une liberté d'expression, quelle qu'elle soit. Tout le monde sait que
les grands moments de l'histoire de l'art, et de l'histoire tout court, sont riches d'événements qui vont à contre-
courant et qui présentent une forte tension créative. Mais comment donner une place à la musique, dans ce
monde où tout est mis en œuvre pour que les détenteurs des 500 plus grosses fortunes continuent de s'enrichir,
avec l'aide d'un certain nombre de gens, déjà classés au dix-neuvième siècle, par la presse ouvrière, dans la «
fraternité des vendus » ? Et nous savons pertinemment qu'il existe actuellement des « organisations qui
s'emploient à orienter les foules vers des objectifs inoffensifs, en mettant sur pied de gigantesques campagnes de
propagande, organisées et dirigées par la communauté internationale des affaires (dont la moitié est nord-
américaine), qui mettent en œuvre un énorme capital, d'argent et d'énergie, dans le but de transformer les gens
en atomes consommateurs et en instruments obéissants (quand ils n'ont pas la chance d'avoir un boulot), en les
isolant les uns des autres et en les privant de ce que l'on pourrait appeler une vie humaine décente. Il leur faut
anéantir les sentiments humains normaux, qui sont incompatibles avec une idéologie qui est vouée au service des
privilèges et du pouvoir, qui célèbre le gain privé comme la suprême valeur humaine, et qui refuse aux gens tous
leurs droits, sauf celui de ramasser les débris du marché du travail ». Etant donné cet état de choses, dénoncé par
Chomsky, et tant d'autres menaces encore plus graves, comment est-ce que le jazz pourrait faire son propre mea
culpa, et qu'est-ce qu'il pourrait encore nous apporter ?

Herb Robertson, voilà notre homme. Un maudit de la trompette et d'autres instruments tirés de notre décharge
quotidienne, qui vient encourager la profanation de nos scènes musicales qui, comme tout ce qui les entoure,
sont complètement contaminées par la puanteur ambiante. Sa musique venait stimuler l'indépendance de la
pensée, l'anarchie de la création, le chaos des sens, l'écroulement de la pose, l'imprécision du son, la patience
tolérante de l'incompréhension, l'humour indéfectible, et elle aiguillonnait notre honte d'être infiniment
embourgeoisés et ridiculement accommodants. Herb Robertson exprime plus de liberté en une minute de
trompette, que tout un tas de troupeaux de gens qui sifflent, qui crient et qui applaudissent dans le public
pendant des heures. Ils ont tous l'air d'être à la recherche d'une thérapie de groupe qui les guérirait de leur
incapacité de sortir d'eux-mêmes, et ils s'entêtent à servir de figurants dans les concerts. Celui qui ne développe
pas sa capacité de compréhension, n'a pas à se plaindre de l'inconfort ni du sentiment d'insécurité qu'elle
pourrait lui causer. Je suis persuadé qu'il est inutile de dire (alors qu'il y a parallèlement tant de sujets
intéressants à traiter) tout le plaisir que l'on peut trouver dans cette sorte de mise de pendules à l'heure avec le
destin. Est-ce qu'un jour, quelqu'un arrivera à faire venir à la surface de notre mer de souvenirs engloutis toutes
les bêtises que l'on a écrites sur le jazz, au Portugal ? Car le temps a également, en soi, la suprême ironie d'effacer
tout ce qui a été publié. Quand, un jour, quelqu'un reparlera de Herb Robertson, une nouvelle réalité viendra
forcément influencer son discours, et les choses suivront leur cours, comme si rien n'était arrivé.



III

Le jazz, comme toute autre forme d'art, permet de comprendre les graves problèmes qui affectent tant de monde,
et rend possible une analyse de la réalité contemporaine. S'il n'y avait aucun musicien engagé dans la difficile
tâche de dénoncer l'état de choses actuel, je démissionnerais dans la seconde qui suit. Il est impossible
d'accompagner le jazz en tant que parcelle d'une expérience humaniste, sans chercher des termes qui expriment
la désagréable récréation volontariste dans laquelle nous baignons et sans repousser la pauvreté des activités de
loisir et des passe-temps qui amusent sans relâche des millions d'aliénés par jour. J'aimerais que l'on sache
combien je déteste et j'abomine le bla-bla journalistique qui me classe dans la catégorie des amateurs de jazz - ce
sont des mensonges nauséabonds et d'un immense mauvais goût, qui me révoltent. L'art n'a pas besoin d'esprits
séduits par lui pour être vécu. ; il requiert de tout autres valeurs, bien plus importantes - des valeurs et des
principes qui définissent une éthique, et dont on ressent de plus en plus le manque au Portugal. Quand nous
sommes incapables de ressentir nos propres pulsations, c'est peut-être parce que nous n'avons pas su faire ce
qu'il fallait, c'est peut-être que nous n'avons pas consolidé un processus collectif de réflexion qui aurait pu
engendrer des mécanismes d'élaboration d'une critique sur la réalité qui nous entoure. Réussir à suivre l'art et le
jazz sans avoir peur, en dépassant l'impossibilité de le comprendre entièrement, à un moment donné, voilà qui
pourrait constituer un objectif intéressant à atteindre. Il nous faut établir un rapport ouvert avec la créativité,
tout en émettant un cri d'alerte sur le devoir humaniste de participation critique dans l'acte de créer.

J'ai toujours su que le processus de marginalisation culturelle s'est installé aussi profondément dans le groupe
des personnes qui croient avoir beaucoup d'expérience et être donc investies d'autorité pour juger tout ce qui est
du domaine de la musique, que dans celui des gens qui se placent à l'extérieur de ce même domaine. Et je suis
toujours effaré par l'énorme quantité d'événements parallèles (par rapport à l'art),qui ne sont pas
immédiatement critiqués par les artistes- intervenants, quand on sait qu'une des forces de l'acte de création est
justement son pouvoir d'anticipation analytique des crises de l'époque. Les périodes difficiles de notre monde
actuel, qui commencent maintenant à être détectées, n'ont pas encore été l'objet d'un travail critique pertinent,
qui investirait toutes ses forces dans des sujets et des faits qu'il faudrait dénoncer avec urgence. Et, par ailleurs,
que d'énergie perdue dans des questions sans importance ! Comme si l'averse de propos médisants et dénigrants
qu'il nous faut essuyer à la sortie des concerts ne suffisait pas, il faut maintenant supporter la même chose, mais
de la part de tous ceux qui, du haut de leur petite chaire professorale, essaient de préserver des intérêts et des
prises de position de notable de province. Les arguments utilisés sont toujours aussi nombreux, et les mots pour
les exprimer, également. Les discussions tournent autour d'une prétendue esthétique (ou de plusieurs), qui
émerge d'une sémantique de fast-food. L'esthétique du jazz y occupe une place pas très nette, mais considérable.
On dirait un mot-poubelle où l'on peut fourrer tout et n'importe quoi. Les banlieues sont maintenant pleines de
critiques qui veulent tout juger, et qui ne demandent qu'à entrer dans le centre, là où sont toutes les vedettes.
Nous vivons des jours où l'on voit surgir constamment des processus créatifs du même genre. Chaque fois que
nous essayons de poser nos empreintes dissonantes sur la surface des musiques que nous écoutons, nous oublions
que ces musiques ont été maintes fois jouées par d'autres et que nous avons mis de longues années à les assimiler
nous-mêmes. Tout cela c'est comme des petites révisions que l'on fait. Les thèmes musicaux ont, le long des
années, intégré de nouveaux messages qui nous ont apparu comme des changements de langage. Et quand on est
pris par surprise, il y a tout un tas de questions qui se posent à notre esprit - la sacro-sainte liberté d'expression
nous empêche de nous faire entendre, au milieu de l'énorme cacophonie environnante. Est-ce qu'il serait possible
de lui donner un sens ?

Certaines sorties se rapprochent, providentiellement, de cet enfermement de mon libre espace d'écoute. Très
souvent, dans le domaine de l'art, il n'y a rien d'autre que l'on puisse faire à part la vieille stratégie de se rappeler
la chose en dehors de son contexte afin de - détournement * - pouvoir lui trouver une nouvelle signification.
Quand on est déçu parce qu'on est confronté à l'immobilisme et au conformisme en vigueur, on peut toujours se
rabattre sur les conjectures de l'idée de décadence, ce qui est aussi une auto-illusion. L'exploitation du système
des audio-collages a, depuis toujours, été capable de nous apporter des solutions apaisantes pour nos anxiétés et
nos misères. Le plaisir de la découverte reste attaché au plaisir d'écouter quelqu'un qui mêle l'art à la parodie de
ceux qui sont en-dehors, dans une compromission généreuse. L'art arrivera à sa fin. Le plus nous donnerons de
l'importance aux questions de représentation en musique, plus cette dernière occupera le centre de nos vies. Nous
pouvons essayer de comprendre qui représente qui, et même, si quelqu'un représente quelque chose.

Ma génération a hérité des idées des deux ou trois générations précédentes et, dans ce sens, ses représentations
proviennent d'un processus de reflets et de miroirs. Nous commençons maintenant à nous rendre compte du
danger d'une culture qui se transforme en un système où l'on accumule les illusions comme des biens de
consommation omniprésents. C'est sûr que tout le monde avoue, sans aucune gêne, que la culture est traitée
comme si elle n'était qu'un accessoire que l'on peut ajouter ou enlever sans problème - et la musique, étant donné
son caractère abstrait, finira par être réduite à une sorte de bruit au milieu des produits et des marques
commerciales. L'image de la musique globale flotte tout autour de la planète, comme s'il s'agissait d'une
euphorique hallucination commerciale : un Happy Meal , au goût de main d'œuvre bon marché, dans une
atmosphère d'abondance.

Nous devons nous sentir infiniment reconnaissants vis-à-vis des artistes qui n'ont jamais perdu le sens de la
spiritualité. Alors que nous étions occupés à analyser la beauté de toutes les images que l'on nous envoyait, nous
n'avons pas su nous rendre compte du fait que la chaise où nous étions assis avait déjà été vendue - une
spéculation de plus, d'un quelconque paradis fiscal, quelque part dans le monde. Et c'est tout cela qui façonne
les êtres que nous sommes.







TRADUCION: ANA CORTE-REAL


[ PORTUGUÊS ]